Notre interview avec Stéphane Laurent

Pouvez-vous revenir sur votre parcours, votre affinité au jeu vidéo et ce qui vous a mené à Game Lover ?

Je suis joueur depuis toujours. Comme j’ai 47 ans, le jeu vidéo ça fait un moment que j’ai mis les pieds dedans ! J’ai une formation d’éducateur spécialisé, au niveau des Papillons Blancs. Ca fait maintenant une vingtaine d’années que je travaille dans le secteur de la déficience intellectuelle. En 2013 est née l’idée qu’on constatait qu’il y a énormément de joueurs en situation de handicap – il y a à peu près la même proportion que dans la population dite “classique” – mais qu’il y avait très peu de moyens de savoir quels jeux choisir. En tant qu’éducateur accompagnant, je voyais énormément de joueurs qui se disaient : “Ah bah tiens, je vais acheter le même jeu que mon frère pour jouer avec lui”. Mais c’était en anglais sous-titré, et donc ils passaient totalement à côté, faute d’accès à la lecture. On s’est dit qu’il fallait trouver un moyen, on s’est réuni avec une dizaine de joueurs de l’association et on a créé Game Lover. On prenait les jeux, d’abord les nôtres, en récupérant à droite et à gauche, pour donner un avis sur l’accessibilité et pouvoir se conseiller entre soi. Mais quitte à le faire, autant le faire par écrit et le mettre sur internet pour que ça puisse servir au plus grand nombre. Comme un blog de tests de jeux, mais sous l’angle du handicap !

Les Papillons Blancs sont une association qui accompagne les personnes en situation de handicap mental et leur famille. Dans la région de Roubaix-Tourcoing, où travaille Stéphane Laurent, elle compte une cinquantaine d’établissements.

Comment CapGame s’est ensuite inscrit dans ce projet ?

CapGame est né au même moment, vers 2013. C’est une association qui est née, à la base, de Guillaume Hessel, qui est ergothérapeute à l’AFM-Téléthon, et dont le travail est d’accompagner les familles de personnes atteintes de myopathie – qui ont des dégénérescences physiques. De plus en plus, il se trouvait à accompagner des jeunes qui lui disaient : “Ecoute, moi je suis joueur, je suis en train de perdre mes capacités physiques, trouve-moi des solutions pour jouer”. Du coup il a commencé à chercher sur le sujet et rencontré Jérôme Dupire, enseignant-chercheur au CNAM et actuel président de CapGame, dont c’est le sujet de recherche – l’accessibilité numérique de façon très large et dans le jeu vidéo en particulier, puisqu’il enseigne aussi à l’ENJMIN. Ils se sont rencontrés, ont commencé à travailler sur la problématique, et sont partis sur l’identification de solutions pour jouer quand on a une problématique physique. Depuis 2016, on s’est rencontré et on travaille de concert. Aujourd’hui, on ne fait plus qu’une identité – d’ailleurs Game Lover va disparaître pour être intégré à l’initiative CapGame.

Pour les mois qui viennent, quelles sont les actions prévues ?

Sur CapGame, les choses ont tellement évolué ces dernières années qu’on a un peu revu notre façon de travailler. C’est une association bénévole, donc on fait avec le temps qu’on a. Ce qui a beaucoup fait évoluer les choses, c’est qu’au niveau légal, aux Etats-Unis en 2010, une loi a été votée au niveau fédéral par Barack Obama sur l’accessibilité numérique – notamment sur la communication. Avec, ce que les Américains savent très bien faire, des choses très coercitives. Les vidéos Youtube sous-titrées, ce genre de choses, c’est un des impacts. Les jeux vidéo ont été impactés avec plusieurs reports, mais depuis le 1er janvier 2019, ils sont censés s’être rendus accessibles sur cette partie-là. Donc, forcément, il y a pas mal de studios qui se sont posé la question, début 2017, de la façon de se rendre accessible. Depuis 2017, c’est un peu rentré dans les consciences. Il y a eu un travail de sensibilisation sur lequel on a beaucoup travaillé, ce qui fait qu’on est maintenant en lien direct avec l’industrie. Aujourd’hui, nos actions restent les actions historiques : être en capacité de répondre aux joueurs en situation de handicap, quelles solutions techniques et à quoi je vais pouvoir jouer – c’est notre partie testing -, partie sur laquelle est venu se greffer le rapport à l’industrie, qu’on va pouvoir accompagner sur le développement des jeux pour les rendre accessibles à tous. A cela s’ajoute la partie recherche, parce qu’on manque encore d’informations sur la population de joueurs, parce qu’aucune étude n’est faite sur les joueurs en situation de handicap. Le dernier axe, c’est l’e-sport. Comment peut-on imaginer l’intégration du joueur en situation de handicap dans tout ça, sans que ce soit une fédération à part comme le handisport ?

jeu a blind legend
© Dowino

Je reviens sur ce que vous avez déjà commencé à mentionner : on parle de plus en plus d’accessibilité dans le jeu vidéo, on a l’impression qu’il y a plus de visibilité, de reconnaissance. A part ce changement de législation, quels éléments peuvent expliquer cette prise de conscience ?

Un alignement des planètes ! Le fait d’avoir pu rencontrer les bonnes personnes, le conseil d’administration du SELL qui organise la Paris Games Week… On rencontre Microsoft, par exemple, ou d’autres personnes de l’industrie. C’est un engrenage qui est parti là-dessus, et on espère y avoir un peu contribué. Mais on est bien conscient que c’est cet aspect juridique, au moins sur les gros studios, qui a pu lancer l’intérêt sur le sujet. De fil en aiguille, on a rencontré des studios de tous types et de toutes tailles. Personne ne va refuser de travailler sur le sujet, le but c’est de leur faire comprendre qu’il y a des solutions simples et peu coûteuses, même pour un petit éditeur ou développeur.

A titre personnel, par exemple aux Papillons Blancs, vous rencontrez beaucoup de joueurs en situation de handicap ?

A force, oui, on a rencontré beaucoup de joueurs. De mon expérience, on va trouver 20-25% de possesseurs de consoles. En tant qu’éducateur, je sais que si je lance une animation autour du jeu vidéo, ça va tout de suite intéresser. C’est un support qui plaît déjà. On a déjà rencontré beaucoup de joueurs en situation de handicap qui nous disaient que c’est très difficile d’accéder au loisir – que ce soit de se déplacer, que ce soit sur ses capacités physiques. Alors que le jeu vidéo est de plus en plus en prise directe avec le joueur, ça devient plus simple au niveau des interfaces. Il y a aussi la protection de l’écran : quand on est joueur en situation de handicap, derrière un écran on est assimilé à n’importe quel joueur et pas d’abord à quelqu’un d’handicapé. Au niveau des joueurs, c’est important : ça apporte encore plus de choses. Pour avoir rencontré Hichem, très présent sur internet, il nous dit “quand je fais une partie de FIFA et que je bats un valide, c’est dix ans de thérapie. J’ai passé mon handicap” – en plus du plaisir de jouer. C’est un peu ce message-là aussi qu’on veut faire porter. Au-delà de donner accès à un loisir, c’est parfois donner accès au dernier loisir.

Hichem - DJ H

Passionné de jeu vidéo, Hichem, plus connu sous le pseudo “DJ H”, a perdu l’usage de ses mains. Il joue seulement avec ses pieds !

Au-delà de l’égalité, le jeu vidéo apporte donc un vrai plus à un joueur en situation de handicap en termes d’inclusion, de sociabilisation ?

C’est ça, ça reste un moyen où l’intégration est plus facile. Il y a des joueurs qui ont su se dépasser et dépasser leur handicap pour devenir de très bons joueurs, et qui maintenant en parlent. Sur la scène de combat, il y a des joueurs aveugles qui ont un très bon niveau. Il y a un joueur qui joue avec la bouche, qui dit : “Voilà, vous me connaissez comme champion de Street Fighter – maintenant je vais vous expliquer comment je joue”. Pour ces joueurs-là, c’est important la reconnaissance. Ça dépasse juste l’accès au jeu. De base, c’est normal que tout le monde y ait accès, c’est normal de se poser la question ; mais au-delà de ça le joueur en a besoin, au-delà du simple fait de jouer.

De manière générale, vous avez l’impression que la technologie peut aider les personnes en situation de handicap dans leur vie quotidienne ?

Le smartphone, par exemple, ça a apporté beaucoup de choses. En tant qu’éducateur, je vois que l’interface est devenue tactile : on n’a pas besoin de savoir maîtriser un clavier et écrire, il suffit de parler à son téléphone et il vous donne des infos. La technologie en elle-même, oui, a apporté pas mal de choses. Mais pareil, il y a encore plein de choses qui ne sont pas adaptées. C’est là qu’on touche à mon métier : comment va-t-on pouvoir utiliser ces nouvelles technologies, au-delà du loisir, pour apporter beaucoup plus d’autonomie à la personne ?

Pensez-vous qu’aujourd’hui, la technologie peut encore être un frein à l’accessibilité ? Parce que, justement, tout le monde ne peut pas utiliser cette manette, lire ses textos, etc.

C’est ça : il ne faut pas laisser de côté le public handicapé. C’est un vrai sujet dans la révolution numérique. On parle déjà de fracture numérique ; elle peut être double pour celui en situation de handicap si l’interface n’est pas pensée pour qu’il y ait accès. C’est quelque chose qui est un vrai sujet au niveau du pôle handicap. Ça peut être un bon outil, mais il ne faut pas oublier ces personnes-là.

Qu’est-ce qu’on peut faire pour contribuer à aller dans le bon sens et améliorer cette accessibilité ?

Il y a toujours besoin de faire passer le message ! Communiquer sur le sujet, c’est le meilleur moyen de faire prendre conscience à tous. L’accessibilité ne tombe pas de nulle part : il faut aussi savoir de quoi on parle. Il y a tout un travail de sensibilisation. Il faut le faire rentrer dans la tête des industriels. Sur le jeu vidéo, ça a énormément évolué, donc on est très optimiste.

accessibilité uncharted
© Naughty Dog / Sony Computer Entertainment

Avez-vous des exemples de belles réussites d’accessibilité dans le jeu vidéo ou la technologie ?

Pour donner un exemple : les développeurs de Uncharted. Un joueur avec des dégénérescences motrices avait créé un blog. Il était fan de la série mais il expliquait qu’il n’avait jamais pu finir le troisième Uncharted parce que ça demandait trop de finesse dans la façon de jouer. Ses articles sont revenus aux développeurs, qui l’ont invité chez eux. Dans le quatrième jeu, ils ont réfléchi à la façon de faire pour qu’il joue, lui. Il y a énormément d’options d’accessibilité qui ont été intégrées. Ça c’est un exemple de collaboration directe entre un joueur et un studio. Et ils se sont rendu compte que ces options-là sont en fait utilisées par énormément de monde. La visée automatique, ça l’a aidé lui, mais ça a été utilisé par 66 millions de personnes ! Ubisoft a travaillé sur les sous-titres sur son dernier titre, le fait de mettre un fond, de travailler sur la taille, de s’inspirer de ce qui se fait au cinéma. Pour un jeu comme le dernier Assassin’s Creed, ça leur a pris huit jours de travail – pour une personne. Sachant qu’un jeu comme ça, ça mobilise des milliers de personnes sur trois ans : c’est une goutte d’eau, et pourtant ça a été essentiel pour les joueurs déficients visuels. Et ça a servi à tout le monde, parce que le nombre de joueurs qui jouent en coupant le son… Ça a servi bien au-delà de la cible initiale et ça leur a pris huit jours ! Et encore, pour avoir discuté avec un développeur, qui disait : “Si on avait su dès le départ qu’il fallait le faire, ça nous aurait pris cinq jours, parce qu’on a passé trois jours à bouger toute notre interface pour que ce qu’on avait modifié rentre dedans”. Il y a des choses très simples qu’on peut faire pour avoir une accessibilité de base. Moi, j’accompagne des personnes déficientes intellectuelles qui n’ont pas forcément la lecture : s’il n’y a pas d’icônes dans un menu, ils ne vont pas savoir se repérer. Et mettre une icône, ça ne coûte rien. Oui, travailler sur l’accessibilité ça a un coût, même si ça leur ouvre aussi une nouvelle clientèle, mais il y a déjà des choses peu coûteuses qui sont très impactantes. Le fait de pouvoir remettre les touches là où on veut – le remapping – ce n’est pas très compliqué à donner au joueur et quelqu’un qui a un problème moteur va pouvoir mettre les touches essentielles là où il sait les utiliser. Il y a des choses qui se mettent en place : Ubisoft a créé un poste au niveau mondial exclusivement pour ça. Ce sont les deux seuls, il me semble, avec Electronic Arts, à avoir dédié un poste à l’accessibilité.

Pensez-vous, alors, que le handicap peut être une source d’innovation, et pas seulement pour les personnes handicapées elles-mêmes mais pour la société de manière générale ?

Oui. Quand on se pose la question d’imaginer quelque chose de différent, on apporte de nouvelles solutions. Quand on essaye de concevoir de façon plus large, on conçoit différemment. Au niveau du jeu vidéo, ça donne des jeux totalement différents, des façons de jouer différentes. Je pense à A blind legend, par exemple. Le principe de base, c’est “comment faire jouer un jeu mobile à quelqu’un qui est aveugle ?”, et on le transforme en gameplay. Quel que soit le joueur que vous soyez, vous jouez un chevalier rendu aveugle au combat. Ça donne une façon de jouer totalement différente. On est parti sur une réponse à la contrainte du handicap et on a inventé une nouvelle façon de jouer.

Le mot de la fin : concrètement, que doit-on faire pour continuer à progresser et continuer à sensibiliser le public à tous ces enjeux ?

Ce qui est important, c’est l’ouverture d’esprit. L’inclusion se fait à tous les niveaux pour le public handicapé. On a tendance à souvent l’oublier et à le mettre de côté ; on a commencé à inclure ces personnes-là dans la société, le numérique en fait partie, et il ne faut pas oublier ce public. Aux professionnels de se former et d’avoir en tête que ce public existe… et de ne pas s’en rendre compte a posteriori, comme c’est le cas du jeu vidéo qui avait du retard à ce niveau-là. Continuons à en parler et à n’oublier personne sur la route !

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